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Revue de presse

Rencontre croisée entre le professeur Ramzi Bouzidi et Zouhaïer Ben Jemaâ, président de l’association 20 millions de consommateurs : Santé, mon doux et terrible souci

La presse | Tunisie | 20/06/2018

Le scanner du CHU Mongi Slim est en panne depuis près de quatre mois, alors qu’on se situe à quelques mètres de Carthage, des ambulances qui affichent zéro kilomètre pour cause d’impossibilité de recruter de nouveaux chauffeurs, des services équipés flambant neufs qui ne fonctionnent pas pour manque de staff médical, qu’est-ce qui se passe dans la santé publique ?

La santé publique en Tunisie subit les conséquences de l’accumulation de problèmes structurels non résolus depuis plusieurs années. Ces problèmes sont essentiellement en rapport avec des défaillances dans le système de financement et de gouvernance. Actuellement, nous vivons une crise sans précédent qui se manifeste par une dégradation nette des services de soins et des conditions de travail dans les hôpitaux publics, notamment les centres hospitalo-universitaires, qui me concernent particulièrement. Ces hôpitaux souffrent d’un déficit budgétaire chronique qui s’aggrave chaque année, ainsi qu’une insuffisance flagrante en ressources humaines et matérielles. L’exemple, que vous avez cité, du scanner de l’Hôpital Mongi Slim, en panne depuis quatre mois, illustre bien le point auquel on est arrivé. C’était à la base un marché d’achat de scanner douteux datant de 2010 avec un contrat de maintenance piégé. Le résultat nous a tous mené à l’impasse aujourd’hui, et du coup, c’est la sécurité des patients qui se trouve menacée, notamment ceux qui nécessitent des diagnostics et des soins urgents tels que les accidentés de la route ramenés au centre de traumatologie de l’hôpital. Les exemples de manque de médicaments et de dispositifs basiques sont multiples et quotidiens, pouvant nous rendre incapables de fournir des soins dans les conditions optimales de sécurité. Croyez-moi, la menace de paralysie totale de nos hôpitaux publics est sérieuse, en l’absence d’un plan de sauvetage immédiat, en attendant une réforme profonde et globale du système de santé. Bien évidemment, cela suppose qu’on continue à croire que le secteur public, qui reste la destination de 80% des Tunisiens, compte encore dans la politique de nos décideurs !

Est-ce que vous avez réagi à cette situation pour avertir les autorités de tutelle ? Et est-ce que vous avez eu des réponses ?

Oui bien sûr. Faisant partie des professionnels de la santé défenseurs du secteur public, nous avons réagi en tant que médecins hospitalo-universitaires, pour tirer la sonnette d’alarme à travers une lettre ouverte au chef du gouvernement signée par plus de 500 collègues dont près de 140 chefs de services, au mois de septembre 2017. Nous y avons fait part de notre inquiétude devant la gravité de la situation et nous avons proposé de participer à l’élaboration d’un plan de sauvetage à court et à moyen terme pour démêler les difficultés financières des hôpitaux et améliorer leur gouvernance. Cette lettre est restée sans réponse ! D’ailleurs, c’est généralement le même sort des différents courriers de détresse adressés par les chefs de service de façon individuelle ou dans le cadre des comités médicaux. Ces cris d’alarme ont été aussi exprimés à différentes occasions par tous les acteurs du système ; citoyens, société civile et professionnels, tel que « l’appel pour sauver le secteur public de la santé » signé par plusieurs organismes et associations.

Alors, justement, professeur, pourquoi cette dégradation ? Pourquoi cette absence de réaction ? Qui en profite ?

L’absence de réponse et de réaction efficace peut être expliquée par l’absence de politique de santé claire et structurée. L’instabilité politique qui règne dans le pays en est en grande partie responsable. En effet, vous savez que, depuis janvier 2011, nous avons eu huit ministres de la Santé ; ce qui donne presque une posologie d’un ministre par an ; c’est-à-dire juste à peine le temps pour connaître les lieux et faire le diagnostic. Cette situation entrave toute possibilité d’engager une réforme profonde. Notre politique de santé est timorée et n’a jamais eu assez de courage pour réaliser de vraies réformes. Entretemps le bateau continue à couler et, malgré tout ce qu’on peut afficher comme slogans en faveur du droit à la santé pour tous les citoyens, la réalité sur le terrain est autre. Nous avons le sentiment que l’Etat se désengage progressivement de la charge de ce secteur, le budget du ministère de la Santé en baisse cette année en est la preuve chiffrée.

Revenons aux différentes tentatives, le Dialogue Sociétal a vu dans sa première phase une participation citoyenne intense, et les résultats ne se sont pas fait attendre : un livre blanc, une conférence nationale, et beaucoup de rêves, la deuxième phase semble être moins citoyenne, et les régions commencent à perdre espoir justement en constatant le corps malade de la santé publique et privée du reste ?

Le dialogue sociétal sur la réforme du système de santé a été une des plus belles expériences de ma vie. J’ai participé de façon active et enthousiaste à la première phase qui a duré deux ans de 2012 à 2014. Cette phase était une véritable démonstration de l’approche participative large impliquant tous les acteurs du système de santé. Les citoyens, les professionnels et les experts ont travaillé dans toutes les régions du pays pour aboutir à des orientations stratégiques de la réforme du système de santé sous forme de livre blanc dont la Tunisie peut être fière et le considérer comme une des plus belles productions de la révolution après la nouvelle constitution. Là! Je tiens juste à noter que la dernière version de ce livre blanc n’a pas été imprimée jusqu’à ce jour !

La deuxième phase de ce dialogue devait commencer au début de l’année 2015, selon le même principe de l’approche participative, pour aboutir à des plans d’actions qui concrétisent les orientations stratégiques du livre blanc, sous forme d’expériences pilotes à mettre en œuvre et à évaluer sur terrain dans toutes les régions de la Tunisie. D’ailleurs, c’est ce que nous avons promis aux citoyens et aux professionnels lors de nos rencontres régionales de la première phase. Cependant, ce processus a d’abord subi une grande résistance de la part de l’administration centrale (par crainte de voir s’échapper leur pouvoir décisionnel !). Ensuite, la nouvelle équipe ministérielle fraîchement élue a commencé par éteindre le moteur de ce processus, sous prétexte que les résultats de la première phase du dialogue doivent être revus et adaptés au programme du parti politique qui a gagné les élections. Je me rappelle très bien de la réunion avec le ministre de l’époque et sa conseillère qui nous ont clairement annoncé cette nouvelle. Maintenant, avec du recul, ça me fait vraiment rigoler en pensant ; de quel programme ils étaient en train de parler ? Et quelle politique de santé ils avaient en tête ?!

Six mois après cette coupure, le nouveau format de la deuxième phase a repris en s’adaptant, à chaque fois, à la forme et aux désirs de chaque nouvelle équipe ministérielle, et ça fait maintenant près de quatre ans que ça patine sans action concrète, malgré la bonne et incontestable volonté d’une équipe d’experts tunisiens qui continuent à se battre et à travailler dessus.

Malgré tout, je garde encore l’espoir de pouvoir passer à l’action et participer à la concrétisation de certaines recommandations du dialogue sociétal tel qu’un traitement de choc exigé pour bannir les inégalités scandaleuses dans l’accès géographique aux services de soins de qualité. Ainsi que la participation à l’élaboration d’un plan d’action clair visant à réanimer le secteur public de la santé afin de lui rétablir sa place centrale comme référence dans le système de santé. Ceci nécessite un choix politique clair, sincère et courageux pour le faire.

Monsieur le défenseur du secteur public fait bien de l’APC ? Là, plus personne ne comprend plus rien ?

Oui, tout à fait, moi aussi je ne comprends plus rien… l’Activité Privée Complémentaire, que je pratique pour obéir à la demande de certains de mes patients et pour arrondir la fin des mois, est à mon avis, une « solution cache misère » créée par l’Etat depuis plusieurs années pour masquer son incapacité à rémunérer correctement ses ressources humaines médicales. L’objectif était de retenir ces ressources des tentations du secteur privé et de l’émigration vers des pays qui offrent des salaires dix fois plus élevés. Cet amalgame de pratique médicale hybride au sein des hôpitaux ouvre la porte à certains dépassements. Mais la majorité des collègues continuent à assurer correctement leurs missions hospitalo-universitaires de soins, de formation et de recherche. Nous avons besoin d’engager en urgence un véritable débat autour de la pratique de l’APC pour analyser pourquoi elle a été mise en place ? Comment pallier à ses dérives ? Ou comment la remplacer par une autre solution ? Par ailleurs, alors que ce débat se fait attendre, le flou continue à régner et ce sujet émerge au premier plan, à chaque fois qu’une discussion médiatique est engagée autour des problèmes de la santé en Tunisie faisant presque oublier les maux fondamentaux de notre système.

Nos maîtres en médecine ont fait des miracles avec peu de moyens, ils ont hissé notre médecine très haut dans les sphères internationales, ils ont formé des générations de grands médecins dont vous faites partie ! Comment se porte la formation dans le secteur de santé, et quel est son avenir ?

La formation médicale en Tunisie va encore bien et continue à produire de bons médecins. Cette tradition de la formation en sciences de santé concerne aussi les autres professionnels de la santé à travers nos prestigieuses écoles de santé dans toutes les régions de la Tunisie. Cependant, l’expérience des écoles privées de santé n’a pas donné ses preuves, avec une qualité de formation très discutable, faisant réfléchir sur le risque de dérive vers la privatisation de l’enseignement des sciences de santé, y compris la médecine.

Les quatre facultés de médecine tunisiennes continuent, contre vents et marées, à s’adapter aux exigences et normes internationales pour produire des médecins qui n’ont rien à envier, de point de vue compétences, à leurs homologues des pays occidentaux. La preuve, c’est qu’ils brillent par leurs réussites aux concours internationaux notamment en France et en Allemagne.

Cependant, devant l’absence de politique de santé claire qui trace un plan de carrière pour toutes les professions de la santé, le problème majeur reste l’absence de visibilité devant ces jeunes médecins prêts à rayonner si on leur donne l’occasion de s’épanouir dans notre chère Tunisie.

Je suppose que cette hémorragie des compétences intéresse tous les secteurs techniques en Tunisie et continue à spolier le pays au vu et au su des pseudo-politiques incapables de gouverner un pays qui grouille de compétences comme la Tunisie. Cependant, malgré certains débordements de la part d’une minorité qui ne font pas honneur à notre métier, je garde toujours l’espoir, en voyant encore des femmes, des hommes, des jeunes et moins jeunes qui restent vraiment debout pour la Tunisie.

Professeur Bouzidi, le mot de la fin ?

La Tunisie a toujours misé sur son capital humain, elle a toujours pris soin de sa santé et son éducation. Toute la nation a été bâtie sur ces deux piliers qui relèvent de la responsabilité directe de l’Etat. Pour pallier au phénomène d’échappement vers la privatisation de ces deux secteurs, il faut une véritable volonté et un courage politiques pour engager les réformes nécessaires. Dans cette optique, je pense que le ministère de la Santé, comme celui de l’Education, devraient être repensés comme des ministères régaliens.

Alya HAMZA

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