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kapitalis | Tunisie | 13/12/2016
Face aux intérêts du puissant complexe médico-commercial, le respect des lois est en train de céder face à l’exigence de rentabilité et à la dégradation morale ambiante. La détérioration actuelle de la situation économique du pays, à laquelle l’Etat doive faire face par une pression fiscale accrue sur l’ensemble des contribuables, pour honorer les échéances de la dette, imposerait à tout le moins dans chaque secteur la recherche de causes dont la persistance, n’obéissant ni à l’équité ni à la justice, constitue une menace pour la stabilité sociale tout en hypothéquant un éventuel redressement économique du pays.
Dans le secteur de la santé publique, une distorsion apparue en 1995 constitue jusqu’à présent le tabou suprême que l’ensemble des ministres de la Santé et des Affaires sociales ont préféré ignorer même après 2011, celui de l’activité privée complémentaire des professeurs.
Entre 1995 et 2011, cela entrait dans un cadre justificatif appelé nécessité de formation des étudiants, tribut payé à la compétence, gratitude envers les maîtres, ou plus prosaïquement, ordre normal des choses, qui constitue, ainsi qu’on le sait, la forme la plus achevée de la contrainte occulte.
Le fait du prince dérogeant aux lois
En effet, pour certains, cela avait commencé comme dans un compte de fées, un jour, un professeur en médecine était allé se plaindre de ce que sa demande de crédit auprès d’une banque, en vue de l’achat d’une voiture, lui eût été refusée pour insuffisance de revenus, et on l’avait alors assuré que l’Etat lui permettrait de résoudre ses problèmes. Et pour tout savoir ce « on » désigne la personnalité politique qui en ces temps-là avait la haute main sur tout le secteur de l’activité médicale, autant privée que publique, et sans qui rien ne pouvait se faire. En fait l’opportunité concédée pour l’achat d’une voiture dépassera en fin de compte les rêves les plus fous.
Mais, ainsi que tout un chacun le sait, les rêves des uns constituent bien souvent les cauchemars des autres. Ce qu’on nomma plus politiquement « amélioration de la situation matérielle des professeurs » s’est traduit sur le terrain par l’ensemble du dispositif matériel et humain permettant d’acheminer des points les plus reculés du pays les patients, en particulier ceux disposant d’une protection sociale, jusqu’aux hôpitaux de la capitale ou de la côte, puis de là, jusqu’à des centres privés où ils bénéficieraient d’actes curatifs totalement pris en charge par l’assurance maladie; et juridiquement cette « déportation massive des malades » devait être légalisée par un décret ministériel plutôt libéral dans le sens qualificatif, comparativement à la lettre et l’esprit du code de la fonction publique auxquels sont soumis les fonctionnaires publics.
Les bénéfices qui devaient découler de ce concours de circonstances, de compétences, ou de concurrences, suffiraient pour un nombre restreint de praticiens, à assurer non seulement leur propre avenir, mais celui de leurs enfants, si ce n’est de leurs petits-enfants, ainsi que s’en était vanté une pasionaria bien connue de la profession et au parler aussi expéditif que limité.
Mais le fait du prince dérogeant aux lois dont il prétendait qu’elles fussent au dessus de tous ses sujets se révéla rapidement l’instrument d’un souverain encore plus puissant, l’exigence de profit des compradores représentant les grandes sociétés internationales de matériel médical, et des Bhandraloks locaux (terme Bengali équivalent à cols blancs, autrement dit les seigneurs du savoir) actionnaires dans des établissements privés d’un genre nouveau que la législation venait de rendre possibles, celui de la production des soins; le premier cercle de ce nouveau pouvoir était constitué par les cliniques privées dont les ambitions financières ne pouvaient être satisfaites sans la collaboration des structures hospitalières publiques, et quant aux détenteurs du véritable pouvoir il ne s’agissait ni plus ni moins que des multinationales de l’industrie pharmaceutique et para pharmaceutique mondiale.
Le chef suprême du complexe médico-commercial
Durant cette époque rares avaient été ceux qui s’étaient rendu compte que l’autorité politique ne constituait plus qu’un masque auquel le véritable pouvoir de décision avait en fait échappé; le parrain politique du corps médical l’avait lui compris, il avait obtenu la constitution d’un syndicat des spécialistes libéraux qu’il avait su mobiliser au nom de ce qui avait été présenté comme un combat syndical d’abord contre la création de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), puis pour la renégociation des tarifs des remboursements des actes; toujours est-il que cette très large mobilisation du corps médical avait contribué à asseoir son pouvoir au sein du cercle restreint détenteur de l’autorité politique en ces temps-là, en tant que chef suprême du complexe médico-commercial que d’autres cercles du pouvoir lui contestaient.
On avait assisté au cours des grèves syndicales du corps médical à la scène incroyable montrant ses membres grévistes travaillant en toute bonne conscience, avec le brassard des gardes rouges chinois, en croyant défendre les intérêts de leurs corporations alors qu’il ne s’agissait en fait que d’entraver l’action du ministre de la Santé de l’époque, pour assurer la suprématie d’une autre personnalité sur le complexe médico-commercial.
Bien entendu face à des intérêts si puissants, le respect des lois le cédait face à l’exigence de rentabilité, et du fait de la teneur des nouveaux règlements le devoir de probité auquel sont soumis les fonctionnaires du monde entier n’avait plus été considéré dans les faits que comme une simple contrainte révocable selon la volonté du prince; les règlements régentant l’activité privée complémentaire des professeurs avaient omis de mentionner l’essentiel en s’abstenant de limiter le nombre de patients susceptibles d’être transférés de l’hôpital vers les centres privés mais l’application même en avait été « de facto » concrètement laissée à la discrétion des cliniques privées et celles-ci n’avaient jamais été à proprement parler sanctionnées pour les dépassements qu’elles toléraient par intérêt pour accroître leurs chiffres d’affaires et leurs bénéfices; l’obligation pour le fonctionnaire à ne pas agir au détriment de l’institution qui l’employait avait été purement et simplement ignorée par et au bénéfice de ceux qui appartenant statutairement à la santé publique pratiquaient l’activité privée, seuls ceux auxquels ce droit n’avait pas été concédé subissaient l’obligation de se conformer aux lois et aux règlements, ce qui revenait à créer au sein du corps des fonctionnaires de l’Etat une caste de privilégiés, dont on escomptait probablement autant par l’importance considérable des fortunes accumulées que celle de l’investissement, qu’ils constituassent l’un des moteurs de l’économie du pays.
La dégradation morale médicale ambiante
Parallèlement à cela des mauvaises habitudes s’étaient installées, témoignant de la dégradation morale ambiante, d’aucuns au sein de la profession assumant des responsabilités dans la direction d’établissements privés, bien que dénués des compétences nécessaires, avaient pris l’habitude de contresigner en leurs propres noms les rapports de procédures réalisés par leurs collègues issus de l’hôpital public, en dehors de leurs horaires d’activités réglementaires; des histoires de matériel détourné en même temps que les patients, à partir des hôpitaux, et même de matériel périmé implanté dans des centres privés, n’avaient pas eu la conclusion que la gravité des faits eût dû imposer.
Quant à l’organisation de l’activité au sein du milieu hospitalier, la longueur des délais d’attentes (plusieurs mois) imposés aux patients des hôpitaux pour des rendez-vous de consultation, des explorations ou des actes curatifs se sont traduits pour beaucoup de malades par l’obligation de s’adresser aux institutions privées fréquentées par les cadres hospitaliers des services où ils devaient être opérés. Naturellement cela a grevé les budgets des établissements publics qui à l’origine se trouvaient dans l’obligation de s’autofinancer (régime des EPS) et qui finirent par constituer pour l’Etat une charge financière de plus en plus lourde.
Afin de fournir un exemple du manque à gagner hospitalier, et dans le cas de la cardiologie interventionnelle, en admettant, sous estimation très réaliste que j’évalue à 2,5 fois par rapport au plausible, qu’un chef de service eût réalisé à partir des patients recrutés dans son service, 2 séances hebdomadaires d’activité privée complémentaire dans un établissement privé, à raison de 5 angioplasties coronaires par séance, cela ferait 10 patients par semaine, soit 500 patients par an, soit 5.000 patients sur 10 ans. Etant donné que les honoraires de l’opérateur sont établis à 850 dinars tunisiens (DT) par angioplastie, ce chef de service aurait réalisé, en 10 années d’activités, un chiffre d’affaires global de près de 4.500.000 DT, soit un bénéfice net, après déduction d’impôts, de près de 2.000.000 DT, et ce abstraction faite des nombreux malades issus des cliniques privées. Or des chefs de service bien connus gagnent beaucoup plus que cela et les caisses d’assurance maladie le savent parfaitement.
Dans le même temps, en supposant et selon les tarifs de remboursement en cours dans les caisses de prestations sociales, que la part de la clinique dans laquelle les actes ont lieu soit de 3000 DT en moyenne, par acte, cela reviendrait à un chiffre d’affaires sur 10 ans de 14.400.000 DT. Dont les caisses de couverture sociale ont été les débitrices. Ainsi pour un hôpital comme celui de la Rabta, dont le déficit en 2012 , après 17 années d’activités privées des professeurs, avait été évalué dans la presse à 20.000.000 DT, la pratique de l’activité privée, durant la même période en intra muros, lui eût fait économiser près de 25.000.000 DT et il aurait donc dû être excédentaire de 5.000.000 DT en 2012 , du fait de l’activité privée issue de la cardiologie seule.
Jackpots et dindons de la farce
Que l’activité privée complémentaire des professeurs en médecine n’eût pas tenu compte des intérêts des hôpitaux, c’est donc l’évidence même. Mais des bénéfices aussi considérables soulèvent un autre problème relativement au statut des fonctionnaires publics : pendant les 17 ans, le chef de service eut tiré de son activité de fonctionnaire un revenu estimé à prés de 714.000 dinars, ce qui comparativement au 6.500.000 de dinars de chiffres d’affaires réalisés grâce à l’activité privée complémentaire, durant la même période, situerait nettement ses intérêts prioritaires.
Ces 5.000 patients auraient engendré des chiffres d’affaire pour les revendeurs de stents estimés à 5.000.000 DT durant 10 années pour les bare metal stents (BMS) seuls, dont le coût à l’unité avait été fixé à 1000 DT, et ce dans le cas où chaque patient aurait bénéficié de l’implantation d’un BMS unique; si l’on considère que les drug eluting stents (DES) sont pris en charge par la Cnam depuis 2006 et que 75% des stents implantés sont des DES, pour un coût à l’unité de 3.000 DT, les revenus des sociétés de stents sur 3 années se situeraient autour de 3.375.000 DT et 4.075.000 DT et 4.050.000 DT et 750.000 DT selon les cas où 1 , 2 ou 3 DES ou 1 BMS seraient placés, soit un chiffre d’affaires global de 6.100.000 DT sur 3 années d’activités, généré par une seule personne et un seul service.
On ignore toujours les prix d’achat des stents et les marges bénéficiaires des fournisseurs, mais eu égard à l’ampleur des frais qu’ils engagent pour prendre en charge les cardiologues lors des congrès internationaux ainsi que leurs épouses, il faut croire que ces derniers soient considérables.
En admettant que cette marge soit de 30% les dépenses en devises pour l’achat des stents, pour 3 années d’activités privée générées par un seul hôpital, serait de 1.800.000 euros, soit en estimant le prix d’une salle de cathétérisme à 700.000 euros, l’équivalent du prix de plus de 2 salles de cathétérisme. On comprend dès lors pourquoi aucun ministre n’a eu le courage d’ouvrir cet épineux dossier et a préféré laisser les choses continuer telles quelles.
L’aspect le plus condamnable sur le plan éthique de l’activité privée complémentaire dans le champ de la cardiologie interventionnelle, c’est le transfert des patients sans aucun consentement valable à partir des services hospitaliers publics bien outillés où ils auraient pu recevoir les soins que leurs états eussent nécessités, l’équipement médical à disposition servant uniquement aux explorations diagnostiques à peu prés gratuites sélectionnant les patients justiciables d’actes curatifs , ultérieurement pratiqués dans les cliniques privées dans le cadre de l’activité libérale des chefs de service.
Que l’absence de refus du patient d’être transféré de l’hôpital soit assimilé à un consentement valable, est déjà suffisamment contestable; le patient obéit à deux logiques, la première étant son incapacité à financer ses soins par ses propres moyens, la seconde celle d’avoir un libre accès à l’hôpital qui, on le sait très bien, dépend du chef de service qui l’a hospitalisé; enfin accessoirement la GROSSE réputation professionnelle du professeur qui si obligeamment le soignera dans la clinique. A-t-il dans ces conditions vraiment le choix?
Normalement une institution publique déléguant une partie de ses attributions, en particulier lorsqu’elles génèrent des bénéfices considérables, ne peut le faire que dans un cadre administratif et juridique précis en principe contractuel, le liant à un établissement du secteur privé sur avis d’une commission constituée à cet effet.
Cet aspect procédural légal des choses a néanmoins été escamoté par un bricolage réglementaire, dont il est difficile de penser qu’il eût échappé aux conseils juridiques d’une administration publique, qui a considéré l’activité libérale des professeurs comme un contrat liant uniquement ces derniers aux institutions où ils exerceraient à titre privé, sans aucun lien avec l’hôpital; alors que le lien existe bel et bien, et il est de taille.
Et tout en rappelant que le Code de déontologie médicale interdise aux médecins l’usage de prérogatives administratives, ou de délégations du service public, pour accroître leurs propres clientèles privées, l’activité privée complémentaire telle que pratiquée en Tunisie depuis plus de 20 ans constitue tout aussi bien une violation de la lettre et de l’esprit du statut de la fonction publique que l’autorité politique tolère pourtant toujours alors que la moindre des conclusions que l’on serait en droit d’attendre serait que dans l’état actuel de délabrement financier des hôpitaux, une nouvelle approche plus équilibrée tenant compte aussi bien des lois en vigueur que des intérêts des hôpitaux pourvoyeurs de patients vers les établissements privés dût être définie.
Déterminer d’abord les responsabilités relèverait de la plus élémentaire des justices s’il existe une quelconque intention véritable de rétablir l’autorité de l’Etat en particulier quand ce dernier entend imposer des sacrifices financiers conséquents au contribuable d’abord pour rembourser la dette publique contractée auprès des organismes bailleurs de fonds internationaux, et non pas pour dégager les fonds nécessaires en vue d’effacer le passif financier d’institutions nécessaires pour la sécurité des citoyens et la concorde civile; c’est une question politique par excellence à l’ordre du jour, et on sait ce que le projet de loi de finances pour l’année 2017 a suscité comme réticences de la part d’une partie non négligeable des contribuables. Cette réticence est elle pour autant justifiée?
A quand l’assainissement des hôpitaux publics ?
Après les révélations du Dr Zohra Kechida, cette médecin hospitalo-universitaire, sanctionnée par le ministre « révolutionnaire », le Dr Abdellatif Mekki, puis l’affaire des stents périmés, qui avait démontré l’absence de traçabilité de certains produits médicaux, une enquête sur les appels d’offre pour l’adjudication des marchés publics, et tendant à déterminer si pendant des années, le matériel médical livré répondait ou non aux normes de fiabilité exigibles, pourrait s’avérer légitime; question d’autant plus fondée et rendue nécessaire par la confirmation il y a quelques semaines d’utilisation de matériel périmé dans un hôpital, et de stocks de matériel périmé dans un autre dont le chef de service avait refusé de se débarrasser, ce qui lui avait valu d’être sanctionné par l’ex-ministre Said Aidi.
L’assainissement de la situation financière des hôpitaux passe donc par une renégociation des délégations de soins avec les cliniques dans le cadre d’appels d’offres publiques; la création d’un service administratif informatisé, indépendant et chargé de la gestion des places disponibles et de l’admission des malades dans tous les hôpitaux , en dehors de l’autorité des chefs de service; enfin et dans la mesure du possible, l’instauration d’une activité privée hospitalière intra-muros pour les professeurs.
Pour autant le geste le plus juste, le plus nécessaire, et le plus symbolique, en cette période de crise économique aiguë, serait l’instauration d’un impôt sur la fortune des chefs de service, et des fournisseurs de matériel médical, qui en ont outrageusement profité pour se tailler de véritables empires financiers qu’aucune renommée professionnelle normale n’eût pu permettre, et un emprunt obligatoire remboursable par l’Etat sur le long terme, dont le montant serait proportionnel aux revenus du secteur libéral générés par l’hôpital, afin de remettre sur pied les hôpitaux publics.
Sans nier le devoir de tout citoyen de payer ses impôts, on est quand même en droit de se poser la question, une de plus, de savoir, en particulier quand on est un membre financièrement déficitaire d’un corps médical désormais plus que jamais considéré dans sa globalité comme un bouc émissaire, pourquoi il faudrait faire assumer financièrement à l’ensemble des citoyens le passif financier légué par la minorité de personnes qui, pendant près de 20 ans, ont profité de leurs complicités politiques pour s’enrichir outrageusement au détriment des institutions publiques qui les avaient employées, tout en empêchant leurs collègues du secteur libéral de travailler, ne serait-ce que par la concurrence forcément déloyale exercée à leurs dépens.
Il est vrai que depuis lors trois grandes cliniques ont ouvert leurs portes rien qu’à Tunis, et trois autres ont réalisé des extensions considérables mais dans le même temps le nombre de lits du secteur public n’a pas varié significativement, alors que la demande a crû; mais peut-on pour autant parler de projets générateurs de richesses alors que la restriction sévère du marché libyen les rend plus que jamais dépendants des malades issus de l’hôpital? Tant bien même ces fortunes n’eussent pas été financées pour une large part par les caisses d’assurance maladie et de sécurité sociale, aujourd’hui elles mêmes en sursis; c’est-à-dire, en dernier ressort, par le contribuable commun.
Dr Mounir Hanablia
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